La C-36 française: La période de l'avant-guerre () ()


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La page d'accueil de la C-36
  • 1. Introduction
  • 2. Fonctionnement
  • 3. La période de l'avant-guerre
  • 4. Le début de la guerre
  • 5. Vichy
  • 6. La France et les Alliès
  • 7. La période de l'après-guerre
  • 8. Conclusion
  • Annexes

3.1 Contexte historique

La période entre les deux guerres fut marquée par plusieurs événements. D'abord, les populations françaises et anglaises étaient écœurés par la guerre ("plus jamais cela"). Ce sentiment pacifiste aboutit à la création de la SDN (La société des nations) pour interdire une nouvelle Guerre. Ensuite, on a eu la grande dépression de 1929 qui fut particulièrement désastreuse pour la population allemande et qui explique en grande partie l'arrivée des nazis au pouvoir. Le pacifisme conjuguée à l'effondrement de l'économie va geler les investissements de l'armée française pendant longtemps. Mais à partir de 1936, la guerre devient de plus en plus inéluctable et en conséquence, la France et l'Angleterre se réarment finalement.

3.2 Le chiffrement en France - Début de l'histoire de la C-36

Les techniques cryptographiques utilisées durant et après la 1ère guerre mondiale étaient essentiellement basées sur des dictionnaires à bâtons rompus (parties chiffrement et déchiffrement) avec sur-chiffrement. Ces méthodes bien qu'offrant un bon niveau de sécurité étaient lentes et sujet à erreur. Pour beaucoup d'experts, dont Marcel Givierge [1], la solution était de privilégier les machines à chiffrer naissantes. Grâce à elles, le temps de chiffrement est raccourcie et les erreurs de chiffrement sont grandement diminuées. Si de plus les machines respectent les principes de Kerchoffs, elles peuvent assurer une sécurité complète même si elles tombent aux mains de l'ennemi.

Ainsi dés 1923, Givierge fait tout son possible pour que l’armée française s’équipe de machine à chiffrer. Ainsi en 1925, la section du chiffre qu’il dirige, effectue des tests d’une machine fabriquée par la société Carpentier (cf. 3.3). Il est intéressant de voir le début du document qui décrit ces tests car il démontre les efforts de la section du chiffre pour s’équiper de machine à chiffrer (SHD-7N4235 1940) :

     Ministère de la guerre - État-major de l'armée - Section du chiffre - 
     Secret - Paris, le 13 décembre 1925. Note pour le 3° Bureau EMA [2] et 
     le service des transmissions, sous couvert de la 4° direction.

     La section du chiffre poursuit depuis plus de deux ans des études sur 
     les machines à chiffrer. A la suite de l'examen des brevets d'appareils 
     étrangers, elle avait établi un projet qui, en février 1923,
     donna lieu, en vue de sa réalisation, à toute une correspondance avec 
     les établissements constructeurs possibles, dont une lettre au directeur 
     des transmissions. La section avait en vue un appareil très portatif, 
     destiné au chiffrement dans les petites unités. Un modèle d'essai fut 
     construit à Puteaux, mais suivant des procédés qui, au lieu de chercher 
     à résoudre la partie du problème qui avait été arrêté à la section du 
     Chiffre, à savoir l'impression des caractères par un appareil robuste et 
     léger, tournait ce problème en adoptant une machine à écrire lourde et 
     exigeant une grande force électrique. Devant le résultat obtenu, fort 
     différent de ses désirs, et en présence des dépenses engagées, la 
     section du chiffre s'est alors contentée de s'assurer que son procédé 
     de clé constituée par une bande découpée donnait un résultat satisfaisant, 
     et elle a remis à une époque plus favorable au point de vue financier, 
     la suite des études de réalisation. …
	 
     Le chef de la section du chiffre: Givièrge.
L’Allemagne est la première nation qui arrive à ce constat que l’avenir du chiffrement passe par l’utilisation de machines à chiffrer et s'équipe en masse d'Enigma jusqu'au niveau Bataillon. L'état-major Français est jaloux et désirerait s’équiper elle aussi d'une machine équivalente (SHD-7N3988 1938) :
     Ministère de la guerre, Génie, Direction du matériel de la télégraphie 
     militaire, à Monsieur le Ministre de la guerre. Paris le 1er mars 1934. 
     Rapport du Colonel Julien.
	 
     ... notamment dans l’armée allemande, l'emploi de machine à cryptographier 
     aurait été poussé jusqu'au niveau Bataillon [3]. … En résumé, le Colonel 
     Directeur du matériel de la Télégraphie Militaire à l'honneur de présenter 
     les propositions suivantes:
     
     1) La machine à cryptographier étudiée par la section du chiffre étant en 
     principe adoptée [4], déterminer les dotations à prévoir pour les EM [5] 
     et les services de transmissions des grandes unités. … 

     2) Examiner l'opportunité de doter les unités à l'intérieur de la Division 
     de machines à chiffrer simples et peu encombrantes et dans le cas de 
     l'affirmative prescrire l'étude par les soins de la section du Chiffre 
     d'un type de machine répondant à ces conditions.
En final, le gouvernement français achète des machines B-211 à la société Ingeniörsfirman Teknik dirigée par Boris Hagelin. Mais ces machines sont lourdes (16kg) et chères (18 000 Fr, environ 15 000 € actuels) et peu adaptées à des unités en mouvement. Elles seront donc réservées aux seuls états-majors des armées.

L'état-major demande alors à Mr Hagelin l'impossible: une machine robuste et qui imprime le cryptogramme ou le clair. La machine est destinée à équiper les petites unités tels que les divisions et les bataillons. Enfin, la machine doit être toute petite: Elle doit pouvoir être transportée dans la poche d'un manteau d'un soldat. Mr Hagelin raconte lui-même l'histoire de la machine qu'il crée alors (Hagelin and Kahn 1994): Mr Hagelin découpe un bloc de bois pour estimer les dimensions de la machine pour quelle puisse loger dans la poche du soldat.

Il crée un premier prototype, en s'inspirant d'un changeur de monnaie qu'il avait crée. Ce changeur consistait en un tambour avec des barres autour de sa circonférence. Des clés faisaient tourner le tambour. Les barres pouvaient se déplacer vers la gauche quand on faisait tourner le tambour. Les barres faisaient tourner à leur tour une roue des types (typewheel) d'autant de pas (step) que de barres déplacées. Mr Hagelin remplaça les clés par des roues à ergots provenant de la B-21/B-211. La roue des types imprimait des lettres au lieu de nombres. La C-35 était né.

Ensuite Mr Hagelin fit quelques modifications. La machine fut fixée sur un plateau et un couvercle protecteur fut ajouté. Le dessous du plateau fut arrondi pour que la machine puisse être fixé sur le genou du chiffreur. Cette machine fut dénommée C-36. La lettre C désignant la technologie utilisée (tambour et roues à ergots) et le nombre indiquant l'année du modèle (35=1935, 36=1936).

En 1935, Hagelin fournit à l'armée française quelques machines C-35. Elles sont testées lors de manœuvres et l'état-major est ravi (SHD-7N4235 1940). Ces machines résolvent enfin les problèmes de chiffrement de l'armée. En 1936, après de nouvelles manœuvres qui confirment l’intérêt du chiffrement mécanique dans les petites unités, le chef de la section du chiffre propose l’achat de 3000 petites machines, ce qui correspond à 30 machines par division en supposant que la France pourrait aligner 100 divisions en cas de guerre (SHD-7N4235 1940) [6]:

    Etat-Major de l'armée - Section du chiffre - Objet : Machines à cryptographier.
    SECRET - 17 janvier 1936. Note pour le général en chef de l’état-major de l'Armée

    - I - Le chiffrement mécaniques dans les petites unités
    ... Le chiffrement mécanique ... procure automatiquement un chiffrement sur, 
    rapide et souple. Mises en service jusqu'à l'échelon bataillon aux exercices 
    des divisions motorisées (3 au 8 septembre 1935) ainsi qu'aux exercices de 
    combat du camp de Mailly (20 au 25 septembre 1935). Les machines à cryptographier
    ont donné toute satisfaction. Elles ont été très favorablement accueillies dans 
    les unités subordonnées dont le personnel non spécialisé à réussi à chiffrer 
    correctement et rapidement les télégrammes, atteignant une cadence de 70 lettres 
    à la minute.

    - II - Les besoins
    A/ Besoins en machine portatives
    ... A titre d'exemple, la répartition serait la suivante pour une division 
    d'infanterie type normal:
       Etat-majour de la DI              2 Machines
       Etat-major de l'ID                1 	"
       Etat-major de l'AD                1 	"
       1° Régiment d'infanterie          4 	"
       2°   "      "                     4	"
       3°   "      "                     4	"
       Régiment d'artillerie de campagne 4	"
       Régiment d'artillerie lourde      3	"
       GRD  [7]                          1	"
       Bataillon du Génie                1	"
       Compagnie aérostiers              1	"
       Réserve                           4	"
    Total: 30 machines
 
    Pour une division de Cavalerie, la dotation légèrement supérieure serait de 
    30 machines plus 5 en réserve, soit : 35 machines.

    B/ Besoins en machines de grand modèle ...  
    C/ Besoins en vue de l'entretien et du dépannage
    ... En résumé, l'armée a besoin actuellement de 51 grandes machines et 3000 
    machine portatives ...

    - III - ORDRE D'URGENCE
    ... Crédits à inscrire au budget de 1937. ... Il y aurait lieu d'inscrire 
    au budget de 1937
    a) 918.000 francs correspondant à l'achat de 51 grandes machines.
    b) 3.000.000 francs correspondant à l'achat de 1000 petites machines. La 
    même somme étant prévue pour chacun des exercices 1938 et 1939. La réalisation 
    de l'achat des 3000 petites machines serait ainsi terminé fin 1939. ....
    Le Lt-colonel De France de Tersant, chef de la section du chiffre de l'état-
    major de l'Armée

Seul problème (et de taille), le budget. Les besoins en petites machines sont en effet estimées à 30 machines par division soit environ 3000 machines pour les 100 divisions qui pourront être activées en cas de conflit. En 1937, l'état français se décide à commander 1000 machines au prix de 3000 fr l'unité (environ 2500 € actuel [8]). La commande est prévue sur le budget de 1938 et sera donc effective l'année suivante (1939). Peut-être il y eu d'autres commandes, mais il n'en existe pas de trace dans les archives du SHD. En mai 1940, les livraisons se poursuivaient toujours. Sans doute, l'intégralité des commandes ne purent être honorées suite à la signature de l'armistice le 22 juin 1940. Voici un document qui justifie la commande des 1000 machines (SHD-7N3988 1938) :

    Le Cpt RONON de l'EMA (3ième bureau) à Mr le général cdt des troupes
    et services de transmission.  - 16 Février 1937. ...
	
    "Il a été décidé de mettre en commande en 1938 1000 machines à chiffrer 
    petit modèle semblables à celles qui ont été expérimentés aux manœuvres 
    de 1936.
    Les avantages de cet appareil sont multiples, en particulier, il permet:
    - D'obtenir un secret quasi-absolu même si un machine tombe aux mains de 
    l'ennemi.
    - De garantir aux autorités en correspondance une transcription fidèle de 
    leur texte. L'emploi des codes incite, au contraire à des déformations 
    d'expressions préjudiciables à l'exactitude des renseignements.
    - De réduire au minimum l'effectif des personnes affectés au chiffrement 
    (1 seul opérateur par machine)
    - D'échanger des messages entre autorités quelconques. Les opérateurs 
    n'ayant aucune formation spéciale et n'ayant à connaître aucun répertoire 
    général ou particulier." ...
Mr Hagelin (Hagelin and Kahn 1994) affirme que la France lui a commandé 5000 C-36. Néanmoins, il précise que toutes les machines ne furent pas livrées. D'après les documents inspectés au SHD il y eu au minimum 1000 machines commandées et au maximum 3000.

Notes de bas de page:

  • [1] Givièrge dirigea la section du chiffre du GQG pendant la 1ère mondiale avec le grade de capitaine. En 1931, il fut nommé général.
  • [2] EMA: "État-major de l’armée".
  • [3] La France connait le type d'équipement cryptographique utilisée par les allemands (y compris l'usage des télé-imprimeurs Siemens), sans aucun doutes grâce à l'espion Hans Thilo Schmidt.
  • [4] La machine adoptée est la B-211.
  • [5] EM: État-major.
  • [6] Quoique son nom n'apparait pas dans le rapport, il s'agit évidemment de la C-36.
  • [7] GRD: “Groupe de Reconnaissance Divisionnaire”.
  • [8] 3000 fr en 1938 correspond à environ 25000 € actuellement (années 2020). Cette comparaison est trompeuse. En effet, le niveau de vie en France à cette époque est très bas. Le salaire mensuel d'un ouvrier s'élévait seulement à 840 fr. De plus, les machines à chiffrer étaient produites en petites séries et fabriquées à la main. Inversement, la M-209 fut fabriquée industriellement, ce qui permit de réduire son coût de fabrication.

3.3 Est-ce que la C-36 fut testée ?

L'adoption par l'armée d'une machine à chiffrer est lourde de conséquences tant au niveau budgétaire qu'au niveau de la sécurité des transmissions. Il parait logique que l'armée teste sa sécurité avant de prendre sa décision finale.

Nous savons qu'aux USA, Mr Friedman testa plusieurs machines, notamment la machine de Mr Hebern. Cette machine était alors quasiment acceptée par la Navy en 1924. Suite aux déchiffrements de Mr Friedman, l'achat de cette machine fut abandonnée.

Aucune preuve qu'un tel test fut réalisé à l'encontre de la C-36 n'a été trouvé au SHD, mais il est vraisemblable qu'il a eu lieu. En effet, un tel test fut réalisé en décembre 1925 pour prouver la sécurité d'une machine à chiffrer (qui faisait télétype) crée par Mr Carpentier. Le commandant Bassières, réussi à décrypter les messages de tests. Le projet fut abandonné en conséquence (SHD-7N4235 1940, cf 3.2). Mais à l'époque, c’était le général Givierge qui dirigeait le département du Chiffre.

3.4 Le point de vue allemand, cryptanalyse

La connaissance du fonctionnement d'une machine à chiffrer est un préalable à son déchiffrement. Comme on s'en apercevra dans les chapitres suivant, le déchiffrement de la C-36 par les allemands fut tardif. On peut donc en déduire l'échec de l'espionnage allemand avant guerre concernant les moyens de chiffrement français. Ainsi le fonctionnement de la B-211 et de la C-36 étaient complètement inconnus des allemands avant guerre. Inversement l'espionnage français a permit de connaître en détail l'Enigma (à l'exception du câblage de ses rotors). Cette connaissance a permis, dans un premier temps aux seuls Polonais (qui découvrirent le câblage des rotors), puis ultérieurement à l'ensemble des alliés de déchiffrer une part importante de son trafic dés le début de la guerre (Bertrand 1973, Bouchaudy 2021a).

Réfèrences

  • Bertrand, G. 1973. Enigma ou la plus grande énigme de la guerre 1939-1945. Paris: Plon.
  • Bouchaudy, J-F, 2021a. Enigma: the spoils of Gustave Bertrand, or “par où tout a commencé”, Cryptologia, 45:4, 309-341, DOI: 10.1080/01611194.2020.1736205
  • Hagelin, C. W., Kahn, D., 1994. THE STORY OF THE HAGELIN CRYPTOS, Cryptologia, 18:3, 204-242, DOI: 10.1080/0161-119491882865
  • SHD – 7 N 3988. 1938. EMA/3 (Etat-major de l'armée) – Transmissions – mobilisations 1) Chiffre 1919-1938.
  • SHD – 7 N 4235. 1940. EMA (Etat-major de l'armée) – Section du Chiffre – 1) Organisation du service du chiffre et du service cryptographique aux armées (1919-1939). 2) Chiffrement: étude, plans de chiffrement, machines à chiffrer, surveillance de la correspondance chiffrée (1921-1939). 3) Télégrammes reçus (1921-1940).

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